10 ans de blog plus tard
Éditorial

10 ans de blog plus tard

J’ai commencé à écrire sur les restaurants que je visite en juin 2006, sur mon blog MrLung.com, et c’est fou à quel point les gens vieillissent vite pour passer du stade de pionnier à celui de réactionnaire. Ça fait donc plus de dix ans que je promène ma plume le long des écrans. A l’époque, en bon directeur de création du digital, je m’étais penché sur le sujet par pure curiosité technique afin d’en cerner le potentiel, la gastronomie étant un prétexte naturel dans la mesure où je passais déjà du temps à échanger mes expériences sur ASmallWorld, par exemple. Typepad, Blogger ou même Skyblog, ce qu’on allait appeler la blogosphère s’illustrait alors aussi bien par un viol permanent de la langue française, que par un étalage alors aussi inédit qu’indécent de la vacuité existentielle de ses acteurs.

Flashback

Bien entendu, je n’étais pas le seul pionnier passionné de bonne chère à défricher ces terres inexplorées, ces prémices furent l’occasion de rencontres qui se transformèrent parfois en amitié comme avec Christophe du défunt Chrisoscope ou Fabrice de Coup de Fourchette. De cette période, je garderai la fraîcheur et l’absence de prétention, conscients que nous étions de principalement toucher une audience de niche (ce qui n’a guère changé, puisque la gastronomie en est une). Certes, il y a toujours eu des esprits chagrins pour juger, conspuer et décréter qui était digne ou non de parler, mais chaque discipline a son Brice de Nice, et l’homme libre méprise l’aréopage autoproclamé et les jean-foutre.

le seul endroit où le virtuel ne saurait remplacer le papier, ce sont les toilettes

Les blogs de restaurants – à ne pas confondre avec les blogs de recettes – étaient un épiphénomène mal vu, que ce soit des restaurateurs ou des journalistes qui ne leur reconnaissaient aucune légitimité, et même la présence d’un François Simon sur Typepad n’infléchissait pas la tendance. En effet, que faire de ces amateurs sincères de bonnes tables qui ont l’impudence de régler leur propre addition, et de raconter ce qu’ils pensent sans le sacro-saint filtre de l’achat d’espace publicitaire et de l’attentive observance des règles de l’entre-soi ? Un jour, un homoncule de journaliste, pâle et boudiné, me demanda avec agressivité quelles étaient mes qualifications pour oser écrire sur la gastronomie. Si c’était à refaire, je remplacerais ma bordée d’injures d’alors par quelque chose de plus simple : parce que je le peux.

Aujourd’hui, il n’y a plus de réelle distinction entre le blogueur devenu journaliste, et le journaliste devenu blogueur, ou entre le plumitif de la chose imprimée ou celui du digital. N’en déplaise à l’arrière-garde : le seul endroit où le virtuel ne saurait remplacer le papier, ce sont les toilettes. Mais il y a toujours des poussées pontifiantes de-ci de-là : qu’est-ce qui vous autorise à vous exprimer sur une table ou une bouteille ? Qu’est-ce qui vous permet d’en dire du bien ou du mal ? Moi, je suis un vrai et pas toi, patati, patata… Mais la réponse est aussi simple : parce que je le veux.

Venez comme vous êtes (Ronald McDonald)

Peu importe que votre goût soit bon ou mauvais tant qu’il correspond à celui de quelqu’un. Peu importe que votre opinion trouve un écho chez un, deux, dix ou trois millions de « followers », tant qu’il en trouve un. C’est l’essence-même du média digital que de démocratiser un outil qui fait de vous un média, c’est sa promesse intrinsèque : mettre au service de tous un outil de puissance égale.

Les caciques complexés éprouvent un sentiment d’insécurité à l’égard de nouveaux venus dont ils ne comprennent pas les pratiques

Sans compter qu’en 2016, le paradigme a définitivement changé : dix ans après, si d’aucuns ont pris une autre direction, d’autres se sont professionnalisés, et n’ont plus à prouver leur légitimité en tant qu’acteur à part entière du paysage gastronomique français, l’expérience et la quantité l’apportent ipso facto. Je ne vous ennuierai pas avec mon curriculum ici, il est consultable un peu partout sur la toile, mais j’ai le privilège de me trouver où je veux être, avec plaisir et appétit, deux maîtres-mots chez Orgyness.
Mais pour en arriver là, il a fallu pour apprendre, pratiquer, grandir et mûrir, souvent face à des vents contraires… soit un processus long qui ne dépend pas de quelque donneur de leçons parvenu. Il a fallu prendre le temps de se construire, de trouver son chemin, sa cible et créer régulièrement un contenu pertinent et cohérent. Ce qui est cocasse, c’est qu’hier, les journalistes vomissaient les blogueurs gastronomiques pendant que ceux-ci méprisaient les blogueurs de recettes parce que c’était des pratiques de femmes au foyer. Aujourd’hui les blogueurs arrivés critiquent les Instagrameurs qui critiquent les Youtubeurs et Snapchat, parce que c’est un truc pour les ados… vous l’aurez compris : l’histoire se répète à l’envi, et c’est le lot des caciques complexés que d’éprouver un sentiment d’insécurité à l’égard de nouveaux venus dont ils ne comprennent pas les pratiques.

Une décennie de digital

Après dix ans de cet univers digital, soit l’équivalent de quelques siècles de révolution industrielle, la liberté n’a jamais été telle même si les mentalités n’ont pas toujours évolué. Mais ça n’empêche rien : on va où on veut (il n’y a pas de diplôme pour aller dîner), on écrit ce qu’on veut (bien, mal, du bien, du mal, du tiède, du chaud, du flou, du précis de l’intéressant, de l’inintéressant), on photographie ce qu’on veut (son plat, ses gâteaux, soi-même, son chat, ses chaussures, ses ébats), on publie ce qu’on veut (sans intermédiaire, sans retenue, sans entrave et parfois même sans réflexion), que l’on soit un professionnel ou un amateur, fan de Gagnaire ou de Burger King, un homme ou une femme, beau, laid, mince, gros, grand, petit, raëlien ou adventiste du 7ème Jour. Il n’y pas de cahier des charges, Tant qu’on aime, on fait ce qu’on veut… parce qu’on le peut.

Et si ça déplait à quelqu’un, il n’a qu’à ne pas regarder.

Rendez-vous dans 10 ans

Crédit photo : Aiste Miseviciute de Luxeat.com par Maria Simon