Chez Alain Passard au Domaine du Bois Giroult
Ce repas a été organisé par Primonial
Il y a cuisine et cuisine, de même qu’il y a potager et potager. Parfois, lorsque vous poussez la double-porte battante de votre chef préféré, c’est comme soulever le couvercle d’une marmite bouillonnante : vous vous retrouvez plongé dans le tourbillon du coup de feu et la une chaleur asphyxiante des fourneaux, baignant dans une palpable tension qui contraste avec le calme olympien de la salle feutrée d’où vous venez et où tout n’est que calme et sérénité.
Bleu normand
Et puis, parfois vous vous retrouvez dans une grande cuisine ouverte qui rappelle celles des grandes demeures d’autrefois, où dans une salle circulaire un personnel tout dédié à votre contentement s’affaire dans l’ordonnancement métronomique du seigneur du château. Puis lorsque vous ouvrez les fenêtres de cette cuisine, vous êtes plongés dans l’immensité bleu de givre du soleil normand qui peine à réchauffer les quelques hectares de potager qui distille avec parcimonie les petits trésors végétaux qui vont ravir vos papilles.
Si vous êtes dans la seconde configuration, il est probable que vous soyez de l’autre côté du miroir d’Alain Passard, en son Domaine du Bois Giroult, son fief végétal où poussent tous les fruits et légumes qu’il emploie dans son restaurant de la rue de Varenne. Une table triplement étoilée depuis plus de 20 ans qui a, sans attendre l’ennuyeux militantisme vert ou la naturalité ducassienne, a mis à l’honneur le légume dans un spectacle qui tient à la fois de la démonstration que de la litote culinaire. Ici, c’est la table du chef king size, des coulisses qui se révèlent bien plus étendues que la salle, où la frontière de l’intime s’efface naturellement, tant et si bien que le visiteur ne sait plus de quel côté du rideau il évolue.
Solo
Dans ce château à la fois maison de campagne, cuisine, potager, refuge et table privé qu’il ouvre au gré de ses humeurs à quelques privilégiés, Alain Passard fait entrer l’expérience dans une autre dimension, en jouant une partition qui tient plus du free jazz que de la chansonnette : un long solo largement improvisé sur les cueillettes du moment, soit une quinzaine de proposition qui pousse la versatilité des produits dans leurs limites, comme un pari personnel enfantin et comme une démonstration de virtuose.
Carpaccio de navet aux figues rôties et huile de géranium, Hoummous de légumes, patate douce, noisette casette, coriandre, estrangon et huile vierge du Portugal, Chaud-froid d’œuf, crème fouettée aux 4 épices, Turbot à l’émulsion de vin jaune, Saint jacques pochées au condiment de moule et coques, et pourpier… en dehors des quelques classiques comme l’œuf ou la tartelette de pommes, les ingrédients s’enchaînent sans qu’on ait le temps de trouver un nom à la recette qui les contient, car elle n’est, chaque fois, ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre, pour paraphraser le poète.
On en oublie presque le vin, on en oublie le temps, on se rêverait presque végétarien, mais déjà il est temps de redescendre, retourner à la grisaille parisienne et à son train-train, celui où le potager n’est qu’un fond d’écran ou l’arrière d’une maison Phénix, et où les étoiles sont gratuites les jours de beau temps.